KENYA-HAÏTI : SOUS-TRAITER L’IMPÉRIALISME

Ecrit par Frédéric Thomas, Belgique, publié le 7 septembre 2023 

Fin juillet 2023, le Kenya annonçait qu’il était disposé à prendre la direction du déploiement d’une force armée internationale en Haïti pour lutter contre les bandes armées. Cette annonce, qui soulève nombre de questions, constitue un triple marqueur : de l’ingérence états-unienne, des limites de certaines lectures décoloniales et de la fuite en avant de la communauté internationale. 

Le 29 juillet 2023, le Kenya a annoncé qu’il était disposé à répondre favorablement à l’appel du gouvernement haïtien de déployer une force armée internationale en Haïti afin de lutter contre les gangs armés. Les États-Unis, qui soutiennent cette intervention, présenteront le 15 septembre prochain une proposition de résolution au sein du Conseil de sécurité des Nations unies afin d’obtenir un mandat de l’ONU. La perspective de cette force multinationale soulève autant d’interrogations que de résistances tant aux niveaux national qu’international. Elle constitue, en tous les cas, un triple marqueur : de l’ingérence états-unienne, des limites de certaines lectures décoloniales et de la fuite en avant de la communauté internationale. 

UN PAYS SOUS INFLUENCE 

Haïti s’enfonce tous les jours un peu plus dans la crise. Le pays se trouve « dans l’une des pires situations de pauvreté et de terreur au monde », affirmait ainsi, en février 2023, Volker Türk, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme [1]. Et la situation depuis a empiré depuis lors. Pratiquement la moitié de la population est en situation d’insécurité alimentaire et a besoin d’une aide humanitaire. Au cours du premier semestre 2023, plus de 2000 personnes ont été tuées par les bandes armées soit une augmentation de 125% par rapport à la même période l’année précédente [2]. On estime que 80% de la capitale, Port-au-Prince, est aux mains des bandes armées dont le pouvoir s’étend et qui font régner la terreur, par le biais notamment des viols collectifs. 

Le 7 octobre 2022, le Premier ministre haïtien, Ariel Henry, sollicitait le « déploiement immédiat d’une force armée spécialisée » pour combattre l’action criminelle des gangs [3]. Le premier réflexe serait, face à un gouvernement dépassé et à une situation aussi dramatique, de répondre favorablement à cet appel à l’aide. D’ailleurs, l’ONU, l’Organisation des États d’Amérique (OEA) et les États-Unis ont tout de suite appuyé cette demande, tout en se montrant toutefois incapable ou en refusant d’en prendre la direction [4]. Mais, en réalité, cet appel à l’envoi d’une force multinationale consacre le narratif faussé que la communauté internationale, de concert avec le gouvernement d’Ariel Henry, entretient et cherche à imposer. 

Quelle est la légitimité de cet appel provenant d’un gouvernement non-élu - Ariel Henry a accédé au pouvoir à la suite de l’assassinat de Jovenel Moïse début juillet 2021 - et impopulaire, contesté par la majeure partie de la population ? Est-ce pertinent de demander une autre intervention armée internationale alors qu’Haïti en a connu différentes au cours de son histoire et qu’Amnesty International estime qu’il existe « un passé troublant d’abus et d’impunité associés aux interventions multinationales ou étrangères passées en Haïti [5] » ? Et quelle pourrait être l’efficacité d’une telle intervention, à laquelle est opposée une frange importante des organisations haïtiennes, et qui s’appuiera sur et renforcera un gouvernement lié aux bandes armées qu’on prétend combattre. 

Surtout, la focalisation sur la situation sécuritaire, sous l’angle unique d’une intervention étrangère, occulte opportunément la configuration même de cette insécurité. L’utilisation des gangs par la classe au pouvoir en Haïti - afin de s’assurer une clientèle électorale, de contrôler un territoire ou de mater la contestation - est un phénomène ancien qui a fait l’objet de nombreuses études. La nouveauté, aujourd’hui, tient au contexte initié par le soulèvement populaire de 2018 [6] et à la montée en puissance des bandes armées ; montée en puissance qui se traduit par une extension territoriale, un considérable accroissement de moyens (en termes humains, logistiques, financiers et d’armes) et à l’aggravation des crimes commis. 

Or, comme l’affirme Human Rights Watch dans son rapport du 14 août 2023, « Vivre un cauchemar » [7], « la situation sécuritaire catastrophique est exacerbée par une impasse politique profonde, le dysfonctionnement du système judiciaire et une impunité persistante pour les violations des droits humains ». Et nombre d’organisations haïtiennes de droits humains - auxquelles Human Rights Watch fait écho - affirment que le gouvernement d’Ariel Henry est lié aux bandes armées, que celles-ci ont été instrumentalisées par ce pouvoir et que la terreur est un mode de gouvernance. 

La précipitation de la communauté internationale à soutenir le gouvernement haïtien n’a d’égale que sa surdité ou son indifférence envers les dénonciations précises, régulières et documentées par les ONG haïtiennes de droits humains de la complicité du gouvernement d’Ariel Henry avec les gangs. Le parti-pris progouvernemental de la diplomatie étrangère va jusqu’à ignorer ou rejeter l’accord d’un large éventail d’acteurs et actrices de la société civile - dit Accord de Montana, du 30 août 2021 [8] - appelant à une transition de rupture pour sortir de la crise actuelle. 

La duplicité de la communauté internationale tient à sa prétention de se dégager d’une quelconque ingérence, tout en normalisant celle-ci. Ainsi, on entend s’en tenir à une relation pragmatique avec le gouvernement haïtien, « oubliant » que c’est la communauté internationale qui a largement contri-bué à le mettre en place et que c’est le soutien de celle-ci qui assure son maintien au pouvoir. Si la crise en Haïti a d’évidentes racines propres à l’histoire du pays, elle s’inscrit dans le positionnement du pays sur la scène internationale et, plus particulièrement, dans sa dépendance envers le géant nord-américain. 

Or, les instances diplomatiques onusiennes et européennes doivent être les seuls lieux de pouvoir au monde où on ne s’est pas encore aperçu du rôle considérable - c’est un euphémisme -, que joue Washington en Haïti. De même, depuis ces hauteurs, il semble impossible de voir que le gouver-nement d’Ariel Henry répond aux injonctions des États-Unis - dans la mesure même où il ignore les revendications des Haïtiens et Haïtiennes - et qu’en conséquence il est représentatif de la stratégie états-unienne ; non de la souveraineté populaire. L’incapacité ou le refus de nommer cette ingérence oblige à une permanente mauvaise foi et à entériner implicitement la mainmise de la Maison Blanche. 

Lorsque, fin août 2023, une délégation kenyane est arrivée à Port-au-Prince pour évaluer la situation et rencontrer les autorités, elle s’est immédiatement rendue à l’ambassade états-unienne. Ensuite, c’est accompagné d’officiels nord-américains que ses membres ont rencontré les représentant·es du gouvernement haïtien. Et lorsqu’ils ont quitté Haïti, c’est pour s’arrêter aux États-Unis et poursuivre les réunions avec leurs homologues de la Maison blanche. C’est d’ailleurs là qu’elle a annoncé son revirement stratégique : alors que le Kenya avait proposé initialement une intervention statique - protéger des espaces clés (aéroport, port) -, elle se dit maintenant prête à une action offensive - tactique préconisée par Washington - pour affronter les gangs. 

Non seulement les États-Unis sont les premiers soutiens de cette intervention armée, mais ils en sont aussi les principaux moteurs. Ce sont eux qui se chargent d’assurer son financement et qui herchent à obtenir l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU ; ce qui s’avère compliqué au vu des réticences de Pékin [9]. Il ne fait guère de doute qu’ils apporteront un soutien logistique et contribueront à déter-miner le mode opératoire. Sous le « leadership » kenyan, cette mission sera donc téléguidée depuis Washington. 

LIMITES DES LECTURES DÉCOLONIALES Alors qu’à l’annonce du Kenya, le gouvernement haïtien a salué cette « manifestation de la solidarité africaine », provenant d’un « pays frère », une série d’organisations haïtiennes ont publié une lettre publique adressée aux « Honorables Chefs d’Etat et de Gouvernement des Pays frères d’Afrique » afin de « convaincre le Kenya sur la nécessité de ne pas se laisser entrainer dans la logique meur-trière des puissances impérialistes » et d’apporter « une solidarité concrète » [10]. 

De son côté, l’organisation états-unienne, The Black Alliance For Peace, dénonce dans la prochaine mission militaire kenyane « un impérialisme occidental sous un masque noir » [11]. Enfin, la Fondation Frantz Fanon a, dans un communiqué, dénoncé « avec force cette intervention et l’instrumentalisation d’États africains pour l’accomplissement des intérêts des États impérialistes » [12]. 

À l’encontre de ces oppositions tranchées, le géographe haïtien, Jean-Marie Théodat, estime, dans un entretien à TV5, « que la solution à la crise peut venir de l’Afrique » et qu’il convient de voir dans cette intervention sous responsabilité kenyane, « un symbole fort ». Alors que du fait de leur passé colonialiste et de leur continue ingérence, les États occidentaux sont discrédités et n’ont pas la légitimité d’intervenir en Haïti, « il y a une grande fierté de voir qu’un pays africain répond enfin à notre appel » [13]. 

Indépendamment des divergences, ces diverses prises de position s’appuient sur la mise en avant d’un même clivage, hérité de la colonisation : Occident versus Afrique. Et le rejet comme l’appro-bation de l’intervention du Kenya se font au nom d’une perspective commune : la solidarité Sud-Sud et/ou le panafricanisme. Pour les un·es, l’envoi de policiers kenyans en Haïti trahirait cette solidarité ; pour les autres, elle en serait, au contraire, la manifestation évidente. Cette base commune de l’argumentation mérite d’être interrogée. 

Il ne fait guère de doute qu’au vu de leur passé ancien - le colonialisme, l’occupation d’Haïti par les États-Unis de 1915 à 1934, etc. - et récent - l’envoi de forces armées internationales dans le pays à plusieurs reprises au cours de ces quatre dernières décennies, les immixtions constantes dans les affaires intérieures du pays -, les États occidentaux - États-Unis, Canada et France en tête - sont décrédibilisés et suscitent la défiance au sein de la population haïtienne. Ils ne jouissent donc pas de la légitimité suffisante pour envoyer une force armée, encore moins pour en prendre le leadership [14]. En revanche, le Kenya, pays africain, anciennement colonisé, bénéficie aux yeux des Haïtiens et Haïtiennes sinon d’un a priori favorable, au moins d’une appréciation vierge d’exactions passées. Des policiers noirs, africains, peuvent, dans un premier temps, modérer la défiance de la population. Mais, ils sont condamnés à reproduire le modus operandi de ce type d’intervention internationale et donc à provoquer en retour un rejet massif. 

Selon la lecture décoloniale, le Kenya est entraîné malgré lui ; instrumentalisé par les puissances coloniales au nom d’un projet impérialiste. Que ce projet existe et que l’envoi d’une force armée multinationale en constitue un levier stratégique me semble un fait acquis, démontré et dénoncé depuis quelque temps déjà. L’interprétation du rôle que joue l’État kenyan dans cette affaire n’en demeure pas moins problématique. Les lunettes décoloniales rendent incompréhensibles l’attitude du Kenya à moins de postuler soit un accident de parcours, un malentendu, soit une instrumentalisation, sinon une manipulation. En dernière instance, les intelectuel·les décoloniaux·ales avanceront l’idée d’une trahison. Cela revient à prétendre que la vocation « naturelle » du Kenya est le panafricanisme et qu’en répondant favorablement à l’appel d’Ariel Henry, il se trompe ou qu’on l’a trompé. Pour sauver la responsabilité du gouvernement kenyan, le décolonial met en avant sa prétendue naïveté, son peu d’intelligence de la situation du pays caribéen. Mais, ce sont plutôt les limites et  contradic-tions des théories décoloniales qu’il faut interroger. 

Sur la scène internationale, le Kenya est un pays du Sud inscrit au bas de l’échelle des rapports asymétriques de la géopolitique mondiale, marqués par la domination des États occidentaux et, plus spécifiquement, des États-Unis. Ce positionnement n’implique pas pour autant que l’État kenyan n’exerce aucun pouvoir de domination. Pas plus qu’il ne fait automatiquement du Kenya - et des anciens pays colonisés - un gouvernement anticolonialiste. S’il est instrumentalisé, le président kenyan, William Ruto, l’est dans la mesure où cette instrumentalisation sert ses propres intérêts et où il agence cette instrumentalisation à son profit. Plutôt donc que de parier sur la méconnaissance ou l’innocence de Ruto par rapport à la situation haïtienne, il faut postuler qu’il sait très bien ce qu’il fait et que l’hégémonie des États-Unis n’hypothèque pas ses marges de manoeuvre. 

On peut émettre l’hypothèse que l’envoi d’un contingent armé en Haïti joue pour le gouvernement kenyan le même rôle sur la scène internationale que la promotion de l’homophobie sur la scène nationale : une manière opportuniste d’asseoir et de consolider son pouvoir, en engrangeant une popularité à bon compte, et de détourner l’attention sur la corruption, les inégalités, le manque d’accès aux services publics, l’autoritarisme, etc [15]. Notons par ailleurs que ces deux positionnements se font au nom d’une éthique africaine : la solidarité panafricaine, d’un côté, la défense des traditions et valeurs africaines face à « l’importation » de l’homosexualité « occidentale », de l’autre. 

De façon (amèrement) ironique et dialectique, il n’est d’ailleurs pas exclu que la décision du Kenya de prendre le leadership de la force multinationale en Haïti, alors que Washington cherchait depuis des mois à convaincre un État de le faire (le Canada et le Brésil avaient décliné la proposition), serve de monnaie d’échange. Ainsi, elle pourrait faciliter les négociations en vue d’un accord de libre-échange entre le Kenya et les États-Unis (le Strategic Trade and Investment Partnership (STIP)). Au sein de ce dernier pays, une opposition à ce traité s’est manifestée en raison de la législation anti-homosexuelle kenyane en cours d’élaboration [16]. 

De manière similaire, il serait erroné de voir dans le gouvernement d’Ariel Henry un acteur trompé, sans marge de manoeuvre, dominé par Washington. Le gouvernement haïtien est certes instrumentalisé par la Maison blanche, mais la stratégie de celle-ci passe inévitablement par un soutien à ce gouvernement afin de barrer la route à une transition qui ouvrirait la voie à une remise en cause de l’allégeance d’Haïti à la politique des États-Unis. De plus, la classe dominante en Haïti tire en grande partie son pouvoir de la dépendance du pays. Les mécanismes de la sujétion de la population haïtienne sont donc exercés de façon conjointe - mais non symétrique - et profitent, toutes proportions gardées, aussi bien aux États-Unis qu’à l’oligarchie haïtienne. 

La défaillance de la plupart des lectures décoloniales tient en grande partie à leur incapacité - ou leur refus ? - à différencier la rhétorique de la pratique panafricaine et anticoloniale. Défaillance d’autant plus conséquente que cette rhétorique est aujourd’hui largement utilisée de manière opportuniste par des États du Sud afin de couvrir leurs échecs et leurs exactions. De fait, le discours panafricain est à la portée de n’importe quel gouvernement aussi autoritaire et néolibéral que celui de William Ruto [17]. Cela ne signifie bien entendu pas que le néocolonialisme ait disparu, que le panafricanisme ne demeure pas une promesse émancipatrice et qu’il n’existe plus de pratiques anticoloniales ni de solidarité internationale, mais bien que le discours anticolonial fonctionne dans certaines bouches comme un dispositif de pouvoir. 

Ainsi, qu’un président ultralibéral tel que Ruto, mis en cause par le passé pour des crimes contre l’humanité [18], décide d’envoyer 1000 policiers en Haïti sans consulter son parlement et encore moins les Kenyans et Kenyanes, devrait susciter pour le moins la suspicion. D’où la nécessité d’une analyse critique qui distingue, dans ce cas-ci et de manière générale, le discours de la pratique, sous peine sinon de sombrer dans le spectacle ; le « carnaval et flonflons » dénoncé en son temps par Frantz Fanon [19]. 

Comme l’écrit si bien la Fondation Frantz Fanon, « sans unité africaine, sans renversement de l’ordre international libéral, sans mouvement global pour des Réparations politiques et collectives, les États africains seront condamnés à reproduire les pratiques et les formes de la domination coloniale capitaliste occidentale » [20]. Encore convient-il de s’accorder sur la configuration de cette condamnation et de ne pas entretenir le mythe de présidents africains qui seraient des Che Guevara en puissance, seulement entravés par l’impérialisme du Nord. Ni de faire de la solidarité internationale et de l’anticolonialisme l’inclination première des chefs d’État - fussent-ils d’Afrique ou du Sud. L’inclination première des hommes au pouvoir - en Afrique comme ailleurs -, c’est le pouvoir. Et une certaine mouvance décoloniale et/ou « campiste » tend à se montrer complaisante, voire complice envers tout pouvoir étatique exercé au Sud ; plus encore dès lors qu’il se couvre du label anti-impérialiste et qu’il est en butte aux critiques des pays occidentaux [21]. 

Autrement plus pertinente et radicale apparaît la « Lettre ouverte des organisations de la Société civile haïtienne et de Défense des droits humains ». En mettant la focale sur la signification de toute intervention internationale dans les conditions actuelles - et ce quel que soit l’État qui en prendrait la direction -, et sur « les droits du peuple haïtien à la sécurité, à la dignité et à l’autodétermination », elle embrasse tout le spectre des dynamiques impériales. Et de mettre en garde ses « cousins et amis africains, à ne pas rentrer dans les jeux des pays impérialistes (les États-Unis, le Canada et la France) pour des miettes mais, à se solidariser au peuple haïtien » [22]. 

Tout le bavardage décolonial viendra buter sur la réalité des prochaines actions policières des forces kenyanes en Haïti ; actions qui traduiront un rapport de force asymétrique, sur lesquelles la population haïtienne n’aura ni droit de regard ni droit de contrôle et qui bénéficieront d’une impunité garantie. Les frères et soeurs du Kenya sur lesquel·les les Haïtiens et Haïtiennes peuvent compter, vers qui se tourner, ne se trouvent pas au sein de ce gouvernement africain, mais parmi les manifestant·es réprimé·es par cette même police kenyane qu’on prétend envoyer à leur secours. 

FUITE EN AVANT Soutenir le déploiement d’une force internationale en Haïti au vu des expériences passées ? Donner le leadership de cette force à la police kenyane qui ne connait ni le pays ni le créole et est dénoncée pour son usage disproportionné de la force et ses exécutions extrajudiciaires ? Lutter contre les bandes armées en soutenant un gouvernement lui-même lié à ces gangs et les ayant instrumen-talisés ? Et prétendre que c’est ce gouvernement qui va contrôler la force internationale et assurer ensuite l’organisation d’élections libres et démocratiques ? Toute la chaîne argumentative de la diplomatie internationale est détraquée. Comment expliquer une telle aberration [23] ? 

En réalité, ce que fait la communauté internationale en Haïti - ses erreurs répétées, son aveuglement obstiné, l’absurdité de ses « solutions » - ne se comprend qu’au regard de ce qu’elle refuse de faire : reconnaître l’échec de sa stratégie, cesser de soutenir le gouvernement d’Ariel Henry, rejeter toute ingérence, au premier rang de laquelle celle de Washington, et prendre acte de la volonté de nombre d’organisations haïtiennes d’une transition de rupture pour rebâtir les institutions publiques et réaffirmer la souveraineté du pays. 

L’envoi d’une force étrangère permet à la communauté internationale de montrer qu’elle n’est ni passive ni indifférente, tout en occultant ce qu’elle n’a cessé de faire - et donc sa responsabilité dans la situation actuelle -, ainsi que ce qu’elle empêche : une transition. Elle permet aussi et surtout d’extraire les leviers d’action des mains de celles et ceux qui sont les seules à pouvoir régler cette crise : les Haïtiens et Haïtiennes « d’en bas ». 

Le massacre de 71 personnes et les viols collectifs commis dans le quartier populaire de La Saline, dans la capitale d’Haïti, Port-au-Prince, en novembre 2018, sous le gouvernement de Jovenel Moïse et alors que le pays était secoué par un soulèvement populaire, n’a pas constitué une ligne rouge pour la communauté internationale. Peut-être servirent-ils même de banc d’essai pour le pouvoir haïtien ; celui-ci vérifia ainsi jusqu’où il pouvait aller. Et la vingtaine de massacres commis entre novembre 2018 et aujourd’hui ne représentent pas plus une ligne rouge. 

De même, le dépassement par Jovenel Moïse du terme de son mandat présidentiel, en février 2021, suivies par plus de deux années de passivité, de complicité et de gâchis du gouvernement et la descente aux enfers du pays ne composèrent pas d’échéance. Il n’y a pas de dead line. Ariel Henry se contente d’annonces sans effet autour de prétendus dialogues avec l’opposition, de prochaines élections, d’appels à un consensus national, et de participer à de vagues sommets internationaux [24]. Et on voit mal ce qu’il pourrait faire de plus - de pire - pour perdre le soutien indéfectible de la communauté internationale. Cette dernière est engagée dans une course sans retour : il n’y aura ni évaluation ni remise en question. 

Peu importe les échecs passés, l’impasse actuelle et la chronique annoncée des prochains massacres et démonstrations de la faillite du gouvernement d’Ariel Henry, la seule limite à la fuite en avant de la communauté internationale est l’anéantissement d’Haïti. 

EN GUISE DE CONCLUSION La situation haïtienne est dramatique. Pas incompréhensible. Et il s’agit d’un cas extrême ; pas d’un cas à part. La crise actuelle renvoie à une histoire inédite et à une géopolitique particulière. Mais, elle relève également de dynamiques et d’enjeux communs, ainsi que d’une révolte mondialement partagée contre les inégalités, l’autoritarisme et l’accaparement d’une classe dominante qui s’est reproduite à l’échelle internationale. 

« Si vous n’êtes pas à la table, vous êtes probablement au menu » dit le proverbe. Or, cela fait bien trop longtemps que Kenyan·nes et Haïtien·nes sont au menu de pouvoirs nationaux et internationaux qui les oppriment et les méprisent. Il ne s’agit pas de passer à table, mais bien de ne plus rester à sa place et de renverser l’ordre du monde pour que chacun·e mange à sa faim 

Haïti représente un marqueur de l’impérialisme - de sa puissance, de sa continuité et de son renouvellement - et de la solidarité internationale ; de sa faiblesse, de ses ratés et, ces dernières années, de son intensification, même si elle demeure encore largement en-deçà de ce qu’exige la justice. Haïti constitue aussi un défi à notre intelligence, à notre courage et à notre soif de liberté et de dignité. 

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